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Photo du rédacteurGermain Malette

Les valeureux Sénans, Charlès, Milliner et Guilcher, sauveteurs du Bellissima

Le Naufrage à l’île de Sein – Gravure accompagnant le récit d’origine

Temps de lecture: 9 minutes.

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Paul Féval, écrivain breton, 26 ans,  en est à ses débuts de plume, il n’a pas encore écrit Le Bossu ni créé le personnage de Lagardère qui ira “t” à toi, pour l’instant, il ré-écrit pour le Journal des Villes et des Campagnes l’histoire de ce sauvetage du Bellissima mené par le recteur de l’île de Sein, l’Abbé CHARLES et les habitants.

Voici ce récit qui, commence – immanquablement – par le rappel de la réputation de pilleurs d’épaves des îliens mais ce rappel ne fera qu’augmenter la grandeur de ce qui suivra:

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Supplément du Journal des Villes et des Campagnes du 12 mars 1842

LE CURÉ DE SEIN – 18 SEPTEMBRE 1835

L’île de Sein est une roche aride et désolée, située à l’extrémité occidentale des côtes de France; elle est distante de deux lieues seulement de la pointe du Raz. Pas un arbre ne croit sur son sol, incessamment brûlé par les vents du large ; c’est à peine si quelques champs d’orge étique et maladif quadruplent la semence et paient d’une misérable et précaire récolte les sueurs des pauvres insulaires qui les cultivent.

Le village de Sein s’assied en face du continent, sur la côte orientale de l’île. Une soixantaine de chaumières délabrées le composent. Décrire la misère des habitants de l’île de Sein serait affronter de propos délibéré le reproche de mensonge ou tout au moins d’exagération. Leurs huttes sont hideuses à voir; il semble qu’un homme n’y puisse séjourner une minute sans courir le risque d’être instantanément asphyxié. Quand la tempête rugit en mer, cette ouverture est trop large encore. Le vent s’engouffre avec d’affreux sifflements; il secoue les frêles murailles de la chaumière; il passe. Bien souvent, derrière lui, il ne reste plus qu’un amas de décombres.

Au moyen-âge, les gens de l’île de Sein avaient une terrible réputation; leur férocité était proverbiale dans toute la Basse-Bretagne; on les appelait les démons de la mer. Lorsque, durant une nuit bien sombre, la tempête venait à éclater sur leurs côtes, ils quittaient la paille humide de leurs couches, se munissaient de cordes et de longs crocs, et se répandaient dans l’île, chassant devant eux des vaches boiteuses. Aux cornes de ces vaches étaient suspendues des lanternes; la marche irrégulière de l’animal faisait osciller le phare: c’était comme un fanal attaché à la poulaine [en avant de l’étrave] d’un navire et suivant les mouvements du tangage. Les vaisseaux en souffrance se guidaient sur ce perfide signal ; ils approchaient pour se briser contre les récifs de la côte. Alors les gens de l’île de Sein entonnaient un sauvage cantique et adressaient à Dieu de blasphématoires actions de grâces. Les naufragés étaient dépouillés et leurs cadavres nus rendus à l’Océan.

Quelques siècles se sont écoulés, le flambeau de la civilisation chrétienne a éclairé ces barbares contrées; maintenant, les gens de l’île se dévouent et meurent pour les malheureux qu’assassinaient leurs pères, plongés dans les ténèbres de superstitions quasi-païennes. Nul parage au monde n’est plus tristement célèbre que le détroit du Raz, situé entre la pointe d’Audierne et l’île de Sein. Ce n’est pas sans raison que la baie enclavée entre les deux langues qui forment la pointe d’Audierne a reçu le nom de Baie des Trépassés. Malgré leur excessive pauvreté, les insulaires sont bons et généreux, ils accueillent avec la plus grande humanité les naufragés jetés sur leurs bords; ils se privent même volontiers du nécessaire pour subvenir à leurs besoins. A une époque voisine de nous, l’arrivée de M. Charlès à la cure de l’île de Sein apporta une nouvelle impulsion à ce dévouement passé, pour ainsi dire, â l’état de seconde nature. Les gens de l’île, tous pêcheurs de profession, tous marins dès l’enfance et habitués â se jouer du danger, étaient sans doute d’inappréciables pilotes; ils étaient aussi des chrétiens charitables, et avaient déjà fait leurs preuves d’abnégation. M. Charlès n’a pu que rendre meilleur ce qui était dès longtemps digne d’éloges; il l’a fait, et le résultat a dépassé ses espérances. Que vienne la mer briser avec fracas sur la grève rocheuse, que mugisse la tempête au plus fort de sa rage, ils prient et ils écoulent. Ils prient afin d’obtenir la force qui vient de Dieu, et ils écoutent afin de saisir au loin le bruit du canon de détresse ou les clameurs étouffées des naufragés agonisants.


Alerte! le canon a résonné dans la baie.


Où? — Sur le rocher de Tévennec, l’écueil fatal autour duquel voltigent sans cesse les âmes des marins trépassés ; alerte!

Une chandelle de résine s’allume dans chaque cabane; chaque porte s’ouvre ; la plus hâtive à s’ouvrir est la porte du modeste presbytère. Les hommes s’avancent vers le rivage, la corde de sauvetage en sautoir; à leur tête marche M. le recteur. Les femmes restent à genoux sur le seuil des cabanes; quelques-unes, plus robustes ou moins timides, suivent leurs frères et leurs maris. Des barques sont détachées et bondissent déjà sur l’arête écumeuse de la lame; elles courent, elles cherchent comme le chien dressé par le chasseur. L’obscurité est profonde; les cris ont cessé ; les barques, fatiguées par le flot, s’emplissent. Ne craignez pas que les intrépides marins se lassent. Quand la lame passe sur leurs têtes, ils font un signe de croix ; quand leur embarcation grimpe au sommet de la lame, glisse et retombe comme si elle allait s’engloutir, ils disent un Pater et vont toujours. Le jour vient ; une barque manque à l’appel ; une barque et un homme. Il y a une veuve et des orphelins qui pleurent. Mais l’équipage du navire a été sauvé : De Profundis et Te Deum ! 

Un soir, les insulaires virent le soleil disparaître à l’horizon, derrière une longue ligne de nuages couleur de sang. C’était pendant l’hiver de 1835:


Dieu ait pitié de ceux qui sont en mer! dirent les vieillards;

la nuit sera dure et le vent pousse à la côte. Vers sept heures, la brise du large, qui était restée molle jusqu’alors, fraîchit tout à coup. A huit heures il y avait tempête. Plusieurs navires avaient été en vue pendant le jour. Bientôt, de divers points de la baie, le canon d’alarme se fit entendre. Tout le monde était prêt ; cette fois la tourmente avait été prévue. Néanmoins, on hésitait à mettre à l’eau les barques de pêche. La mer était affreuse, et d’ailleurs, auquel [signal] entendre? Les signaux de détresse arrivaient de trois ou quatre côtés à la fois.


Au large ! mes enfants, dit enfin l’abbé Charlès; la Providence nous guidera.

Deux barques furent lancées; le saint prêtre sauta dans la première. La vague les rejeta à la côte. Par trois fois la même tentative fut répétée; impossible de franchir la lame; les gens de l’île durent prendre terre, et demeurer spectateurs oisifs, en face du drame mystérieux dont l’obscurité leur cachait les lugubres péripéties. Peu à peu, les signaux de détresse se ralentirent; il était neuf heures; depuis vingt minutes, la tempête seule rugissait au large, L’abbé Charlès fit agenouiller ses fidèles sur la grève.


Prions, dit-il ; quand tout secours humain est impossible, Dieu reste.

Au moment ou il entonnait le premier verset du psaume funèbre, un coup de canon retentit si voisin, que toute l’assemblée tressaillit et se leva d’un commun mouvement.


La lame est haute et la pluie épaisse, dit Michel Guilcher, l’un des pêcheurs; pourtant, j’ai vu la lueur du coup; j’en jurerais. Ils vont toucher.

Une déchirante clameur couvrit l’instant d’après le bruit de l’ouragan. La prévision de Guilcher venait de se réaliser. En même temps, à quelques centaines de pas du rivage, un fanal s’alluma. Dès lors les insulaires connurent la position précise du navire naufragé. Ils unirent leurs voix et crièrent : courage!


Pitié! répondit-on du vaisseau.

La tempête faisait rage. Au premier éclair, le navire se montra tout entier; au second, l’avant seul parut au dessus des lames: l’arrière avait été brisé. Les insulaires crurent voir, à cette lueur fugitive, une douzaine de malheureux cramponnés aux bastingages. Nous savons que les barques ne pouvaient tenir la mer; il fallait donc aviser à trouver un autre moyen. L’ardente charité du bon prêtre stimulait son imagination; mais la distance, si courte quelle fût, semblait infranchissable.


Néanmoins, à tout hasard, M. Charlès et ses paroissiens se mirent courageusement à l’eau. Beaucoup furent rejetés, meurtris, dès l’abord. Au bout de quelques minutes, l’intrépide curé se trouva, entre le navire et la côte, ballotté par le flot qui semblait redoubler de furie, et suivi seulement de trois braves, dont l’indomptable résolution avait triomphé de tous les obstacles. Le plus malaisé restait à faire. L’espace qui les séparait encore du navire échoué, semé de récifs à fleur d’eau, présentait l’aspect d’une immense chaudière en ébullition. Les quatre sauveteurs s’étaient cramponnés au revers d’un rocher afin de prendre haleine. Leur repos ne fut pas long ; ils entendaient de là les cris désespérés des malheureux en détresse.

Ici, nous nous reconnaissons incapable de décrire, même imparfaitement, la lutte qu’ils engagèrent contre la mer, et dont, Dieu aidant, ils sortirent vainqueurs. Pendant trois heures, ils combattirent. L’aîné des Milliner a dit souvent depuis, que, plus d’une fois, il avait senti son courage faiblir dans cette épouvantable nuit. L’idée de sa femme et de ses enfants lui venait parfois, et alors, il ne se sentait plus la force de mourir. Mais la voix et l’exemple de son curé le soutenaient. Vers minuit, après trois heures d’efforts et de luttes, les quatre sauveteurs atteignirent le rocher où restait cloué l’avant du navire. C’était un brick anglais la “Bellissima“. Le brick avait huit hommes d’équipage et un passager. Ces malheureux, transis de froid et paralysés par l’épouvante, étaient incapables de se mouvoir. Alors commença, de la part des quatre insulaires, un travail dont le récit paraîtrait fabuleux s’il n’était appuyé sur des pièces officielles. Le curé se mit dans l’eau jusqu’aux aisselles, sous l’avant du navire. Les deux Milliner et Guilcher s’échelonnèrent dans la direction de la côte. Les huit matelots anglais se laissèrent glisser du navire dans les bras du prêtre qui les passait à son voisin; celui-ci les soutenait quelques pas et les donnait au troisième : ainsi de suite. Et celle incroyable tâche se répéta dix fois, vingt fois peut-être du navire au rivage. Chaque fois, les naufragés étaient déposés sur un récif; puis la chaîne s’établissait un peu plus près de terre. 

La marée se retirait par bonheur; sans cela, tant d’admirable charité lut restée vaine (2).

(2) Voici les propres termes du rapport du commandant de la Bellissima : « Ces braves, le recteur en tête, formèrent la chaîne… Dans l’eau jusqu’au cou, repoussés par les vagues, ils ne purent réussir qu’à environ minuit… Presque expulsés par le froid et la fatigue, nous nous laissâmes couler un à un entre leurs bras, et ils nous traînèrent par dessus des rochers que peu de nous auraient pu gagner sans leur secours. » (La France maritime.)

Enfin, ils atteignirent le rivage: pas un seul homme n’avait péri. Les Anglais, délivrés d’une mort certaine, se répandaient en actions de grâces, tandis que les habitants de l’île étaient presque honteux de n’avoir pu seconder leur curé. Les naufragés trouvèrent au presbytère et dans les cabanes une pauvre mais généreuse hospitalité. D’habitude, les belles actions des habitants de Sein restent obscures et inconnues comme eux-mêmes.

Mais ici, le dévouement avait été trop extraordinaire pour demeurer caché. Arrivés à Audierne, les marins anglais parlèrent; à Brest, ils parlèrent encore, et l’administrateur de la marine écrivit au saint prêtre pour le féliciter et lui demander un rapport. Ce rapport fut fait, puis les choses en restèrent là. C’est la marche ordinaire. Il fallut que des gens de Paris se mêlassent de cette affaire pour qu’une récompense minime fût enfin octroyée à ces héroïques et modestes pécheurs. Ils s’étonnèrent: c’était la première fois qu’on daignait s’occuper d’eux. Ils se réjouirent, mais leur joie fut mêlée d’affliction. M. Charlès, cet homme de Dieu qu’ils entouraient de tant  de respect et d’affection, cet homme qui avait encouragé, soutenu et partagé leur périlleuse abnégation, n’était point compris dans la récompense; son nom n’était pas même prononcé. Quelques lignes du rapport de M. A. Grélian à la Société centrale des Naufrages, nous donneront le secret de cet oubli. « Un fait remarquable, dit M. A. Gréhan, et qui mérite d’être signalé, c’est que le digne M. Charlès dont la modestie égale le dévouement, lorsqu’il fil connaître la conduite de Milliner et de Guilcher, ne fil aucune mention de lui-même. » Quand l’administrateur de la marine à Audierne en eut connaissance, ce recteur le pria instamment de ne point parler de lui. C’est, en effet, une circonstance remarquable et qu’on pourrait nommer étrange, s’il ne s’agissait d’un prêtre, M. Charles n’a fait que comprendre comme il faut sa mission ici-bas: le dévouement silencieux et sans bornes. Nous dirons, eu terminant, que M. l’abbé Charles a reçu de la Société des Naufrages, une médaille d’or. Ce témoignage d’estime l’a trouvé, dit-on, plein de reconnaissance et d’humilité. Pour continuer sa chrétienne et sublime tâche, il n’avait pas besoin de cette offrande et, néanmoins, il est consolant de penser que ce saint homme n’aura point accompli sa carrière, sans recevoir une marque de l’admiration excitée par sou infatigable et périlleuse charité.

Paul Féval.



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