Gerrit VAN BLAADEREN– Peintre hollandais 1873/1935 – Marins douarnenistes.
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André Salmon, intellectuel parisien, écrit pour le Petit Parisien, journal populaire comme, disons, Le Parisien actuel.
Il semble avoir été séduit et un peu “bluffé” par son séjour même si son style quelquefois alambiqué…et un peu longuet nous donne envie de sauter les lignes mais la lecture demeure plaisante et instructive et puis…il s’agit de Douarnenez...“l’un des plus beaux ports de pêche du monde”…
20 août 1938
Douarnenez n’est qu’aux Douarnenistes, ainsi qu’on nomme les rudes et francs marins d’un des plus beaux ports de pêche du monde. Nulle part, à mon souvenir, les gens de mer n’occupent plus solidement, plus largement la terre. Mais, étant si légitime, c’est une occupation pleine de bonhomie et qui donne au port et à la ville de Douarnenez ce caractère populaire inégalé ailleurs.
Les armateurs, les mareyeurs, les industriels, maîtres des vastes confiseries (fabriques de conserves) qui absorbent ici une part considérable de la pêche, font sur les quais une descente discrète une fois par jour, douaniers et gardes maritimes semblent s’évanouir par le fond de leurs guérites à la façon de l'”Homme invisible” du romancier anglais, grands chapeaux à rubans de velours et courtes blouses bleues, les paysans venus au marché n’ont aucune curiosité pour les œuvres de mer… à chacun son sillon, pas vrai ?
Du môle à bien au delà de la grouillante place de la Croix, ce décor à rendre jaloux tous nos metteurs en scène, on ne voit que les Douarnenistes, c’est-à-dire les marins pécheurs, seuls à revendiquer haut cette appellation. On ne voit qu’eux, et Dieu sait si on les voit de loin!
Tout est rouge
C’est Douarnenez qui bouge, lentement d’ailleurs, posément, grand bruit de sabots pareil à un bruit de galets roulant sur des tambours.
Blouses rouges, pantalons rouges, toutes les valeurs de la gamme étendue des rouges, du carmin vif au vermillon passé, selon le nombre de lavages que la ménagère en coiffe blanche aura fait subir aux toiles de son homme, les fortes toiles qui en supportent de rudes avec le poisson, la rogue (appât), l’huile, l’essence et les paquets de mer dont le mousse lui-même ne s’étonne plus après sa première campagne de maquereaux. Il faut bien, de temps en temps, renouveler le bel uniforme douarneniste, quand la toile n’en peut plus de lavages et de ravaudages. Alors le pêcheur vêtu de neuf est cramoisi du cul aux sabots, couleur de cerise mûre entre les granits gris de Bretagne et le fond des verts marins, si divers, plus variés encore d’être brassés par le suroît ou par le noroît. C’est un spectacle magnifique et traditionnel.
De la tradition, le Douarneniste n’a renoncé que la coiffure, le large béret bleu pareil à celui de nos Alpins et qu’on ne voit plus guère couvrir que les cheveux blancs des vieux, les anciens qui, ne pouvant plus naviguer, bricolent, étendant les filets de leurs mains noueuses qui, naguère encore, tiraient si dur sur les filins et les chaînes d’ancre. Le douarneniste à la page a adopté la casquette de yacht, bleue à visière de drap et gansée.
C’est une note sombre qui fait peu de tort à un si grand pavois vestimentaire de rouge.
Et rouges aussi, et rouges encore sont les voiles des bâtiments, le mauritaniens aux flancs puissants, les maquerautiers plus légers et qui sont des dundees, les pinasses des patrons sardiniers.
Elles aussi on les voit de loin, et loin de nos côtes souvent, car les bateaux de Douarnenez occupent aussi largement la mer que le Douarneniste, au pas lent et sonore, occupe les rues de sa bonne ville.
J’entends encore mon ami le lieutenant de vaisseau R. de me conter sa surprise joyeuse, une fois qu’il relâchait aux Antilles à voir soudain apparaître une voile à couleur de flamme, enrobée de fumée, les couleurs d’un bûcher sur la mer.
“Mais c’est un Douarneniste” s’écria-t-il.
II n’y avait pas à se tromper.
C’était, m’a dit le commandant B…une belle coque de trente deux mètres de long. Trente trois jours de traversée.
Un patron de Douarnenez n’est pas à un grand coup de barre près:
– avec des garçons résolus on est parti à la langouste pour les côtes de Mauritanie, et voilà que ça ne donne pas. Bon. Faut voir ailleurs. “Paré à virer, garçons! Barre toutcse, Le cap sur la Martinique!
Tout çà sans éclat, sans plus d’éclat que cette débauche de rouge dont on aurait tort de forcer le symbole. On ne connaît pas beaucoup de pêcheurs d’ici à ne s’en point remettre, pour l’essentiel de la vie citoyenne, au maire qui tient l’écharpe depuis si longtemps, un homme de mer, l’ami Le Flanchec, qui fut révolutionnaire, qui ne veut plus de cette étiquette et qui ne fut jamais que le bon guide et l’ami de ce peuple dont il sort.
Comme je comprends cet estivant-type, ce baigneur classique installé pour les vacances sur l’une des si jolies, des si pimpantes plages de la baie de Douarnenez, cette baie fleurie, boisée et que ceux qui, ayant voyagé, surent voir comme il fallait comparent tour à tour à la baie de Naples et à la baie d’Along en Indochine. Ce baigneur, sitôt son bain pris laisse plus d’une heure les grâces de Tréboul, de l’île Tristan, des Sables Blancs ou du Ris pour emplir ses yeux de la féerie marine du port de Douarnenez au plus intense de son activité.
Croyez-moi [mais le mieux c’est d’y aller voir, Douarnenez n’étant pas pour bousculer un budget de congé payé], cela reste d’une absolue beauté même lorsque, comme ce matin, des escadres de nuages bombardent mer et terre, les pécheurs et les poissons, les hommes et les choses, lesquels dédaignent superbement ces barrages de l’averse opiniâtre.
Je pense avoir bien choisi le moment de mon étude. C’est, un peu avant sa fin, le meilleur moment de la campagne du maquereau. On en est à pêcher, à pleins filets, le maquereau de dérive et qui est aussi le plus gros. Du môle jusqu’à l’extrémité du port, dessiné par un quadrilatère de confiserie dont la cheminée tord son panache, signe de bon rendement, les bateaux ayant plié leurs voiles rouges, moteurs endormis, se pressent les uns contre les autres, au long du quai très élevé et d’où les hommes armés de grandes gaffes emmanchés de crochets saisissent les paniers qu’on leur tend du bord, les paniers pleins de poissons en livrée rayée sable, sinople – vert strié – et argent et qui demanderont tant de temps, tant d’efforts, après le dur labeur de la pêche elle-même, pour être tirés de la cale profonde, à ce point qu’il semble qu’on en tirera sans fin.
Oh ce n’est pas toujours ainsi. La mer a ses caprices et ceux qui enseignent la technique à l’école de pêche ne savent pas tout des raisons que se donne le poisson d’être ailleurs que là où on l’épie.
En ce printemps de 1938, la pêche a été favorable et, toutefois, pas assez miraculeuse pour provoquer un effondrement des cours. Il a même fallu mettre en garde pas mal de pécheurs enclins à ne point passer par la criée et n’arrivant, de la sorte, qu’à vendre environ cent cinquante francs ce qui s’inscrit au cours raisonnable, moyen, de cent quatre-vingt francs les cent kilo.
Douarnenez a pu s’industrialiser depuis une quinzaine d’années. Il demeure un port de marins extrêmement soucieux de tout ce qui peut au moins flatter leur vieil instinct individualiste. Ici, pas de salariat, comme je J’ai montré à Dieppe ou à Boulogne. C’est toujours le système de la pêche à la part.
Un grand mauritanien est monté par dix hommes, patron compris. Il y aura six parts pour le navire, donc un total de seize parts. On divise le produit brut par les seize parts, les armateurs commençant par prendre six parts. De ce qui reste, on défalque les frais de vivres, essence, huile, appâts, etc.; Le net est partagé entre les dix hommes; toutefois, le patron prend une part supplémentaire à récupérer sur la part des armateurs. Chaque homme a fourni ses filets.
Nous sommes maintenant sur un bateau péchant la sardine à la rogue. Huit hommes montent cette pinasse, patron compris, à qui elle appartient généralement. C’est lui qui supporte les frais et fournit le matériel. Il se remboursera sur le produit brut de la vente. Le bateau compte pour une part, celle du moteur. C’est une part égale au nombre d’hommes. Le partage se fera ainsi sur dix-sept parts.
Un système analogue règle le partage sur un thonier. Sur les maquereautiers, où les hommes fournissent le filet, l’équipage devrait être de seize/dix-sept hommes, Il s’élève souvent à vingt-deux et même vingt cinq, et l’on doit voir là l’effet d’un mouvement de solidarité.
–Faut bien donner du travail aux camarades, pas vrai ? On n’a pas toujours de d’embarquement comme on veut.
Ce n’est pas tout encore.
Vous voyez cette pauvre femme en noir qui cause avec le patron… Eh bien, elle est du partage. Oh, pour rien qu’une demie part, c’est qu’on appelle ici une part de veuve.
N’est-ce pas émouvant, et bien noble ?
On en arrive dès lors à environ Vingt deux parts, plus, les six du bateau et quelques demi-parts, dont celles des mousses ,en bref, de trente à trente-deux parts. S’il est difficile, de bonne en mauvaise pèche, de tabler sur un revenu fixe, on peut indiquer mille francs comme chiffre de mensualité d’un bon douarneniste, ce dernier, indifférent à la moyenne de douze cents francs des salariés de la Manche, fait grand cas des aubaines, ses fortunes de mer à lui, le vaillant artisan du flot. On a, certains jours, compté des parts de deux mille francs.
C’est beau, ça, dites ? Dame oui. On l’a vu. On le reverra pé t’être!
Mais rien n’a sa saveur sans l’accent un peu rèche des bons douarnenistes, honnêtes diables rouges, partagés entre un peu plus de deux cents bateaux de puissance assez inégale, tous bien bons et si beaux à suivre du regard, longuement, quand ils doublent les escarpements boisés de Plomarc’h, laissant derrière leur sillage le bloc sombre de la montagne de Locronan avec, sur bâbord, la ligne plate au delà de quoi se trouve la chapelle de Notre Dame de Sainte Anne La Palud où, une fois l’an les équipages, aussi pieux que résolument « de gauche », iront, la prière faite, goûter « si le cidre est bon », parmi les paysans, les bohémiens, les étrangers, en évitant avec soin les “jeteux de sorts”.
La flottille a donc repris la mer. C’est souvent pour six ou dix jours, avec seulement deux à trois nuits de pêche; pour davantage si l’on est mauritanien – langoustier. Les femmes tiendront la maison pour le retour. Les grandes filles vont à l’usine, la « confiserie », d’où, et c’est ce qui ne se voit plus guère ailleurs, elles reviendront bras dessus – bras dessous, en chantant dans la nuit la mer commandant jusqu’à l’horaire des ateliers. Le gamin de quatorze ans gagnant déjà sa demi-part, on pourra vivre.
Accoudé sur la pierre humide du quai, je me réjouis des nouvelles de la bonne saison. Je m’inquiète pour l’avenir. Bientôt c’en sera fait du maquereau pourchassé depuis le 20 février, que vaudra la campagne du thon? La sardine donnera-t-elle aussi peu que l’an dernier? L’automne venu, sera-t-on bien aise de trouver un peu de « sprat ?
Je songe aux minutes dramatiques qui font à ces hommes honnêtes et braves la vie qu’ils ne changeraient pour nulle autre. Je songe aux milles parcourus, aux horizons découverts.
Près de la veuve aux vieilles mains en abat-jour, Je m’attribue une demi-part de rêve.
André SALMON
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